Avant d’immortaliser les rues de la capitale à travers ses photographies, Adolfo Kaminsky a sauvé des milliers de vies en fabriquant de faux papiers d’identité durant la seconde guerre mondiale, puis pour soutenir les opposants aux puissances coloniales et aux dictatures. Il s’est éteint lundi 9 janvier à l’âge de 97 ans.
De son enfance marquée par la pauvreté et l’errance, entre Buenos Aires, Istanbul, et enfin la France, où il arrive alors qu’il a sept ans, Adolfo Kaminsky a su comprendre l’importance des documents d’identité dans un monde balafré de frontières. Au cours de sa vie, il aidera “des milliers de personnes à [les] traverser”. Certificat d’études en poche, ses expériences adolescentes dans un atelier de teinturerie lui confèrent une maîtrise des colorants et des procédés chimiques qu’il aura l’occasion de mettre au service de la Résistance, après son internement au camp de Drancy en tant que Juif en 1943. Libéré en raison de sa nationalité argentine, il devient à 18 ans seulement responsable d’un laboratoire clandestin chargé de fabriquer de faux papiers.
Dans un film documentaire du New York Times, Le Faussaire, il évoque l’un de ses souvenirs les plus marquants : “Je me souviendrai toujours de la plus grande demande de papiers qu’on nous ai faite. 300 enfants. Cela voulait dire plus de 900 documents différents à réaliser dans un délai de trois jours. Il fallait que je reste éveillé le plus longtemps possible. Lutter contre le sommeil. Le calcul était simple : en une heure, je fabriquais trente faux papiers. Si je dormais une heure, trente personnes mourraient. Plus que tout, j’avais peur de l’erreur technique, du petit détail qui aurait pu m’échapper. De chaque document dépendait la vie ou la mort d’un être humain. Alors j’ai travaillé, travaillé, travaillé, jusqu’à tomber dans les pommes”. Même “de justesse”, les documents furent finalisés à temps.
Après la seconde guerre mondiale, le “Faussaire de Paris” fait le choix de s’engager en faveur des luttes anticoloniales. Détenteur d’un rare savoir-faire, inventeur de procédés techniques lui permettant de vieillir des documents ou d’obtenir les variations d’encre souhaitées, il apporte ainsi son assistance au réseau Jeanson fournissant de faux papiers au Front de libération national (FLN) algérien. En plus de soutenir à travers le monde les mouvements révolutionnaires opposés aux puissances coloniales ou dirigées par des juntes militaires (“Guinée, Guinée-Bissau, Angola, Venezuela, Pérou, Argentine, Uruguay, Chili, Nicaragua, Haïti…”), Adolfo Kaminsky vient en aide à des opposants aux dictatures européennes comme celles de Franco, en Espagne, de Salazar, au Portugal, ou celle des colonels, en Grèce. Au cours de la guerre du Viêt Nam, il fournit également “des faux papiers pour des déserteurs américains qui ne voulaient pas aller combattre”, comme il avait déjà pu le faire pour des Français refusant la guerre d’Algérie.
Il met fin à ces activités de fabrique de documents en 1971, sans avoir demandé de rémunération pour son inestimable soutien à ces différentes causes. Malgré les nombreux sacrifices exigés par un parcours militant bien souvent synonyme de clandestinité, Adolfo Kaminsky s’est également avéré un photographe particulièrement inspiré, auteur de milliers de clichés, notamment après la Libération. « Des puces de Saint-Ouen aux néons de Pigalle », la capitale française occupe une place à part dans l’œuvre de cet artiste hors du commun, qui ne cherchant jamais la lumière est justement si longtemps resté dans l’ombre. À travers ses photographies dévoilées il y a seulement quelques années, il met à l’honneur un Paris populaire et poétique, où l’animation des rues et marchés répond aux silences de nuits peuplées de seuls réverbères. Initialement présentée au musée d’art et d’histoire du Judaïsme (mahJ) à l’hiver 2019-2020, l’exposition Faussaire et photographe était aussi visible l’an dernier sur les grilles de la mairie de Paris Centre.
Photographie d’illustration (recadrée) : Adolfo Kaminsky en 2019
© mahJ / Christophe Fouin