Les équipes de la péniche Demoiselle, écartée des conventions d’occupation de la ville de Paris en 2017, ont reçu le mois dernier une mise en demeure du service des canaux leur enjoignant de mettre les voiles.
Présente sur les eaux du bassin de la Villette et du canal de l’Ourcq depuis plus de dix ans, l’embarcation a figuré parmi les premières “péniches culturelles” qui ont contribué à redynamiser les quais du 19ème arrondissement – on en compte aujourd’hui jusqu’à une douzaine selon la saison. En 2017, des “conventions d’occupation temporaire pour le stationnement de onze péniches d’animation” d’une durée de dix ans ont été validées par la ville après un processus de sélection. Parmi les objectifs affichés : “développer et valoriser la voie d’eau, porter une activité qui soit respectueuse de l’environnement urbain immédiat et qui puisse s’intégrer aux dynamiques locales, et favoriser une mixité d’activités destinées au plus large public”.
Un jury rassemblant la ville de Paris, la mairie du 19ème, la mairie de Pantin, et l’établissement public de la Villette, avait alors retenu onze candidatures sur les 23 reçues. La péniche Demoiselle fut écartée dès cette première étape, à la grande surprise de l’association “Les Ailes d’Oraguon”, responsable de l’animation du lieu. Un an plus tard, compte tenu des manquements de plusieurs projets retenus et de la mobilisation du voisinage, deux nouveaux emplacements sont ouverts pour les trois adresses déboutées et permettent aux péniches Anako et Cinéma, autres historiques du bassin, de conserver leurs places. Pour la Demoiselle, en revanche, c’est une seconde déconvenue. Depuis, ses équipes se battent contre les injonctions à lever l’ancre et demandent à la ville d’officialiser la poursuite de leurs activités (café-bar, concerts, bals, et autres performances et résidences artistiques), forcément mises à mal depuis un an et demi.
“Notre établissement a survécu à la crise sanitaire dans des conditions d’exercice catastrophiques. Sans revenus pendant plus d’an, nous nous sommes saignés aux quatre veines pour payer tous nos loyers”, expliquent les responsables de la barge dans un appel décliné en pétition. “Depuis plus de 14 ans, la péniche Demoiselle participe à de nombreux projets autofinancés à caractère socio-culturel, accessibles à tous. Nous programmons des concerts de musique du monde, de chanson française, et des bals : Bal Trad, Forró, Swing, Musette… Nous proposons des ateliers autour de la danse”, détaille le communiqué. Le lieu est “aux normes ERP Flottant” et “a passé brillamment sa commission de sécurité au mois de janvier 2021”, précise-t-on également.
Les équipes de la Demoiselle dénoncent une situation vue comme une conséquence de la loi “Sapin 2” de 2016, qui a notamment renforcé les obligations de mise en concurrence dans les contrats publics, et permis aux collectivités de développer les conventions d’occupations longues soumises à une redevance. “La mairie de Paris donne le ton avec de nouvelles conditions de loyers qui annoncent clairement un changement de politique. Auparavant, les péniches payaient toutes le même loyer d’amarrage. À présent, elles doivent payer ce même loyer, et en plus doivent verser 4% à 5% de leur chiffre d’affaires ! Vous comprendrez qu’à l’évaluation des projets de candidatures, l’argument financier pèse lourd dans la balance”, regrette l’équipage, pour qui l’accessibilité et les actions culturelles à l’échelle locale devraient primer sur la rentabilité.
Si elle permet au plus grand nombre de candidater et limite certains abus, la mise en concurrence des contrats d’occupation du domaine public semble effectivement avoir pour effet secondaire de favoriser les projets les plus rémunérateurs. Dans le cadre de la récente attribution du contrat du Chalet de la Porte jaune du bois de Vincennes au réseau de guinguettes Rosa Bonheur (bientôt six adresses dans la capitale et ses alentours), la mairie de Paris avait ainsi explicitement mis en avant le montant de la redevance espérée, décrite comme « très sécurisante pour la ville ».
Dans ce contexte, les petites structures (notamment associatives) voient leurs chances de l’emporter se réduire – en dépit de modèles économiques viables, et d’activités et de consommations souvent plus abordables pour les Parisiennes et les Parisiens qui fréquentent leurs terrasses. Les conditions apparaissent au contraire plus propices pour les acteurs mieux établis, garantissant généralement aux yeux des jurys un certain niveau de rentabilité. Autre exemple, avec des modèles de conventions variables : opérateur de la Bellevilloise depuis 2006, le seul groupe Cultplace a depuis étendu ses activités à la Rotonde Stalingrad (19ème arrondissement) en 2012, à la Petite Halle de la Villette (19ème) en 2014, au 88 Ménilmontant (20ème) en 2017, au Dock B (Pantin) en 2018, au Poinçon (14ème) en 2019, et au café Griffon (4ème) l’an dernier.
Pour les équipes de la Demoiselle, qui proposent encore une pinte de bière à 4 euros en happy hours, la ville court le risque d’une homogénéisation de son offre d’établissements festifs et culturels, une tendance peu favorable aux budgets les plus réduits. “À travers cette menace d’expulsion, c’est l’expression d’une menace globale sur l’ensemble du secteur culturel parisien. La gentrification galopante de ce quartier prive nombre d’habitants et riverains du nord-est parisien de l’accès à la culture, devenant de plus en plus chère et inaccessible aux publics modestes. Les artistes et les associations ont besoin d’un lieu associatif et alternatif comme le nôtre pour élaborer leur projet, créer et se produire sur scène”, conclut l’appel.
Les responsables du café flottant estiment que plusieurs emplacements restent disponibles le long des quais du bassin et des canaux de la Villette, d’autant plus que certains projets retenus en 2017 ne se sont pas concrétisés. L’association émet le souhait de voir la ville maintenir un ancrage supplémentaire au 33 quai de l’Oise, face à l’hôtel Ibis, site qu’elle occupe actuellement. Elle a récemment été soutenue dans cette démarche par la conseillère de Paris (LFI) Danielle Simonnet, pour qui “la ville devrait au contraire soutenir les structures culturelles et associatives qui ont tant subi la crise sanitaire”. L’équipage de la Demoiselle, jugeant “qu’il nous appartient plus que jamais d’être solidaire et de soutenir les lieux culturels”, compte également sur l’appui des Parisiennes et des Parisiens pour convaincre les autorités que cette péniche historique du 19ème y a toujours sa place.
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Illustration : La péniche Demoiselle sur le quai de l’Oise, Paris 19° – Février 2019.
© Paris Lights Up
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