Des dizaines de chauffeurs de taxis parisiens se sont rassemblés aux Invalides ce mardi pour “dénoncer la collusion entre l’État et les plateformes suite aux révélations Uber Files” du 10 juillet dernier, et “exiger une enquête parlementaire sur toutes les pratiques des plateformes numériques” du secteur.
Un peu plus d’une semaine après la publication des Uber Files dans 42 médias suite à leur analyse par le Consortium international des journalistes d’investigation, la colère est loin d’être retombée chez les conducteurs de taxis. À l’appel de l’association Team Taxi, des files de véhicules se sont peu à peu formées en début d’après-midi sur les avenues de l’esplanade des Invalides. Prévu à partir de 13h30, ce rassemblement de taxis a vu converger plusieurs dizaines de chauffeurs aux abords de la rue de l’Université qui mène à l’Assemblée nationale, barrée par des agents de police.
Près de 60 000 taxis exercent aujourd’hui leur métier en France, dont environ 30% en région parisienne. Réunis ce mardi 12 juillet, leurs représentants ont exprimé leur profonde indignation à la suite de l’affaire Uber Files, qui révèle les échanges de 2014 à 2016 entre Emmanuel Macron, alors ministre de l’Économie, et des dirigeants et lobbyistes de Uber. “Il ne s’agit pas seulement d’une actualité, il s’agit de nos droits, de notre activité, d’un métier qui a un siècle, qui fait partie de l’histoire de France”, a jugé un porte-parole des taxis, avant que ses collègues n’évoquent tour à tour l’épisode des taxis de la Marne de septembre 1914, le rôle des chauffeurs aux débuts du Covid, effectuant leurs courses parfois urgentes “sans protections”, ou encore l’aide apportée par des taxis à des victimes des attentats de 2015.
Le président de l’association Team Taxi, M. Hanida, a dénoncé “des plateformes qui sévissent dans de plus en plus de secteurs d’activité, et qui veulent faire de nous des travailleurs de plateformes. Ça n’arrivera jamais avec nous, les taxis. On est fiers, on est indépendants ! Devant un public enthousiaste, il a estimé que “le chef de l’État a fait la promotion des plateformes : c’est une honte. Ces boîtes se jettent sur les secteurs d’activité comme des proies, ces applications prétendent pouvoir régler tous les problèmes mais elles vont à l’encontre de l’économie saine, de l’économie réelle”.
D’après les témoignages des taxis rassemblés en cet après-midi de canicule, la profession remplit des rôles qui vont bien au-delà du simple gagne-pain : “maillage important pour les territoires, proximité avec les gens, un métier, une passion”… Fins connaisseurs de leurs villes, les chauffeurs ont été concurrencés en l’espace de quelques années par la croissance des plateformes de VTC (voiture de transport avec chauffeur), dont Uber demeure le représentant le plus connu. L’an dernier, cet acteur international du secteur revendiquait près de 30 000 chauffeurs en activité en France, dont les deux-tiers en région parisienne. “L’État s’associe à ces mastodontes pour renier nos droits”, juge aujourd’hui le porte-parole de Team Taxi.
Deux parlementaires nouvellement élus du groupe La France insoumise – Nouvelle Union populaire écologiste et socialiste (LFI-NUPES) à l’Assemblée, la députée de Paris Danielle Simonnet et le député des Bouches-du-Rhône Sébastien Delogu, sont venus apporter leur soutien aux chauffeurs mobilisés. Ce dernier, qui exerça pendant neuf ans la profession de taxi qu’occupait aussi son père, a jugé que les révélations des Uber Files constituaient “quelque chose d’important et de gravissime, un scandale d’État. On nous a menti et on nous a précarisés. Ces lois, elles sont contre nous”. L’évolution de la législation française relative aux VTC au cours de la dernière décennie (loi Thévenoud de 2014, loi Grandguillaume de 2016, loi Mobilités de 2019), malgré l’abandon de projets qui auraient entraîné une concurrence déloyale supplémentaire tels UberPop, a d’autant plus de mal à passer auprès des taxis après les révélations de ces derniers dix jours.
Engagé dans la lutte contre l’arrivée de Uber à Marseille en 2016, Sébastien Delogu a rappelé qu’il avait personnellement ressenti la précarisation de la profession, ayant été un temps sans domicile et poussé à dormir dans son véhicule. Les députés ont aujourd’hui “le devoir de réécrire ces lois, et de lancer une commission d’enquête parlementaire”, a estimé l’élu des quartiers nord de la ville sous les approbations de ses anciens confrères. Dans son communiqué, l’association Team Taxi demande en effet la mise en place d’une telle commission “sur toutes les pratiques de lobbying des plateformes numériques opérant dans le secteur du T3P (transport public particulier de personnes)”. Le député de Marseille a promis des annonces relatives à cette proposition ce jeudi 21 juillet à 13h, “depuis l’Assemblée nationale”.
“Chacun d’entre nous compte, la plus petite voix compte. Il ne faut pas croire qu’on peut pas les avoir”, a conclu Sébastien Delogu avant de transmettre la parole à sa camarade Danielle Simonnet, qui s’exprimait elle aussi devant un public conquis en raison de son soutien récurrent pour les luttes des taxis de la capitale. Si elle vient tout juste de quitter les bancs du conseil de Paris pour rejoindre ceux de l’Assemblée nationale, la représentante du 20e arrondissement devrait vraisemblablement poursuivre cet engagement aux côtés du député marseillais. “Uber Files, ici, personne a été surpris !” a-t-elle tout d’abord lancé, provoquant l’acquiescement des chauffeurs.
Pour Danielle Simonnet, les taxis sont à la fois “les premiers témoins et les premières victimes de l’ubérisation de la société, et pas les seules aujourd’hui, car on voit bien que l’ubérisation se répand à plein de secteurs, à plein de professions”. Appelant à son tour à une enquête parlementaire pour “que la lumière soit faite” suite aux révélations des Uber Files, Danielle Simonnet a particulièrement ciblé Emmanuel Macron et ses relations avec Uber jusqu’en 2016, estimant que “tous ses rendez-vous, tous ses coups de fil, doivent être rendus publics s’ils ne l’ont pas été. C’est valable dans tous les pays d’Europe, où il y a d’autres Emmanuel Macron”.
Elle a ainsi évoqué le combat de la présidente de la délégation insoumise au Parlement européen, Leïla Chaibi, aux côtés de certains de ses collègues, en faveur d’une “présomption de salariat” des travailleurs liés aux plateformes. Après les révélations du 10 juillet dernier, la députée européenne a d’ailleurs “demandé à la présidence du Parlement européen de lancer une enquête sur le lobbying d’Uber et de suspendre l’accréditation des lobbyistes européens d’Uber”. À son tour, elle réclame que le Conseil de l’UE “rende publics tous les documents et rendez-vous de la PFUE [présidence française du conseil de l’Union européenne] portant sur les plateformes”.
La représentante de la 15e circonscription de Paris à l’Assemblée nationale a terminé son intervention en évoquant l’idée “d’une enquête populaire, une enquête citoyenne”. Danielle Simonnet juge ainsi nécessaire de “mettre devant l’opinion publique l’énormité de ce qu’on est en train de nous imposer. L’ubérisation, c’est un suicide social collectif, on fait croire aux citoyens qu’en tant que consommateurs, ils ont intérêt au low-cost. D’abord, le low-cost, on sait que c’est souvent plus cher à l’arrivée. Mais au final, ils pètent le code du travail, ils pètent la sécurité sociale, pour des plateformes qui ne paient pas d’impôts, et qui appauvrissent l’État”.
Le rassemblement s’est achevé sous un soleil de plomb aux exclamations de “Commission d’enquête” et de “Vérité et transparence”, des slogans bien entendu accompagnées par quelques coups de klaxon. Pour l’association Team Taxi, “le retour à une situation apaisée ne pourra se réaliser qu’à partir du moment où cette enquête mettra en lumière toute l’architecture qui s’est substituée à l’État de droit. Il s’agit de rétablir l’honneur de la République et de dénoncer les responsables de ces agissements afin que cela cesse, et d’expulser les lobbyistes de nos institutions”.
Photographie : Esplanade des Invalides, Paris – 19 juillet 2022
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