Les femmes de chambre de l’Ibis Batignolles, pionnières de la lutte contre les abus de la sous-traitance

Elles sont en grève depuis juillet 2019 pour dénoncer l’indignité de leurs contrats et conditions de travail. Employées par la société STN, un sous-traitant du géant hôtelier Accor, ces vingt femmes ont saisi le conseil de prud’hommes pour faire valoir leurs droits face aux deux groupes.

Les Parisiennes et Parisiens qui fréquentent de temps à autre les manifestations les ont forcément déjà croisées. Il y a de quoi être admiratif devant la ténacité des femmes de chambre de l’hôtel Ibis des Batignolles, engagées depuis presque 21 mois dans un combat contre les méthodes brutales de l’hôtellerie de chaîne. Cette assignation aux prud’hommes apparaît aussi comme un procès de la sous-traitance, qui voit prospérer quelques entreprises spécialisées dans les coupes budgétaires, tout en généralisant la précarité qui touche déjà tant d’employés du secteur HCR (hôtellerie, cafés, restauration) malgré des conditions et des rythmes de travail éreintants.

Elles ne veulent plus être payées au lit, mais à l’heure. Elles ne veulent plus se voir imposer des temps partiels de 4 ou 5 heures qui leur permettent à peine de vivre. Elles ne veulent plus de mutations arbitraires, d’heures supplémentaires impayées, de primes de restauration qui s’envolent, de ce traitement inégal qu’elles subissent face aux salariés d’Accor. Elles ne veulent plus de l’incertitude permanente qui caractérise le modèle de la sous-traitance à outrance, manœuvre patronale de plus pour limiter les salaires, les revendications, et la possibilité même d’une organisation des travailleuses et des travailleurs. Dans un système qui broie les plus fragiles et parvient habituellement à étouffer leurs demandes par le poids de la peur ou du manque de ressources, elles ont fini par dire non. Pionnières, elles se sont levées et elles se sont cassées.

Menées par la femme de chambre Sylvie Kissima et la gouvernante Rachel Keke, soutenues par la CGT-HPE (Hôtellerie de Prestige et Économique) et les caisses de grève, elles ont tenu bon. Toutes sont des femmes, toutes sont d’origine africaine, et il faudrait voir dans la différence de traitement orchestrée par les décideurs hôteliers le plus parfait des hasards ? Ne se limitant pas aux seules méthodes de contractualisation, l’assignation au conseil de prud’hommes de Paris est une plainte pour discrimination raciale et sexiste, précise le syndicat. La CGT demande aux responsables d’Accor de négocier un reclassement des femmes de chambres sous contrats directs avec le groupe, un statut bien plus protecteur.

Premier groupe européen de l’hôtellerie de chaîne, Accor a réalisé 4 milliards d’euros de chiffre d’affaires et 464 millions de bénéfices nets en 2019. Son portefeuille comprend près de 5 000 hôtels et résidences en opération à travers le monde. Son comité exécutif » est très uniforme, et très masculin. Treize hommes sur seize représentants, soit plus de 80% de messieurs : belle performance dans un secteur qui emploie pourtant majoritairement des femmes. Rajoutons enfin que le groupe a été épinglé à au moins deux reprises ces dernières années pour discriminations à l’embauche. “Feel Welcome” affirmait pourtant le slogan de l’hôtelier entre 2015 et 2019, période durant laquelle ces pratiques ont été constatées.

Le groupe STN, spécialisé dans la sous-traitance dans l’hôtellerie et la propreté, est également mis en accusation dans cette affaire. Il se vante d’un résultat de 83 millions de chiffre d’affaires et assure rassembler 4 000 “collaborateurs”. Selon leurs besoins, du jour au lendemain ou sur plusieurs années, la société met à disposition des travailleuses et travailleurs aux différentes enseignes des mastodontes hôteliers Marriott, Hilton, InterContinental, et donc du groupe Accor, qui opère les marques Ibis, Novotel, Mercure, Pullman ou encore Sofitel. Dans les établissements, la différence de traitement entre les employés sous contrats directs et les sous-traitant(e)s apparaît souvent de manière flagrante. Sylvie Kissima évoque la méfiance constante de la hiérarchie, son absence de considération, la lutte de ces femmes de ménage ne serait-ce que pour “manger sur la même table” que les autres salariés.

Elles habitent loin, se lèvent tôt, subissant de plein fouet les problèmes de transport et l’inconfort quotidien de celles et ceux qui s’embarquent aux mauvaises heures dans les métros et RER. Elles travaillent debout, courbées trop souvent, transportant des chariots, manipulant des produits chimiques. On leur suggère parfois de préférer les escaliers de service aux ascenseurs ; c’est qu’en prime il faut se faire discrètes. Pour les demandes de congés, ou les absences occasionnelles, mieux vaut ne pas parler trop fort. Quand on trime pour 1 000 euros par mois, d’habitude on se tait. On n’a pas trop le choix.

Le fonctionnement de l’hôtellerie internationale résume à lui seul les logiques de privilèges qui gangrènent encore nos sociétés. En haut de l’échelle du prestige et des salaires, les héritiers de dynasties hôtelières prêts à dépenser sans compter pour rejoindre ces écoles privées, basées notamment en Suisse (EHL, Les Roches, Glion), qui leur donneront le réseau et les diplômes nécessaires pour envisager une carrière confortable. Nommés au sein des groupes internationaux ou à la direction d’établissements renommés, elles et ils auront la chance de voir la manne du tourisme et de “l’hospitality” se refléter sur leurs comptes en banque. Pendant que les petits hôtels indépendants peinent aujourd’hui à survivre, tandis que les employés qui faisaient réellement fonctionner la machine se demandent de quoi demain sera fait, les cadres de l’hôtellerie de chaîne se concentreront sur la rentabilisation maximum de leurs “pipelines”, l’évolution de leur RevPAR (revenu par chambre disponible), ou leurs prochaines vacances à Courchevel.

Ces injustices structurelles sont aujourd’hui réplicables à souhait. Sous des formes différentes, leur logique demeure inébranlable : dans le traitement des livreurs corvéables à merci, des femmes de ménage qui nettoient les tours de la Défense à la nuit tombée, des endettés des plateformes VTC qui ne comptent plus leurs heures, des salariés d’Amazon à qui l’on nie jusqu’au droit d’aller aux toilettes, des travailleurs intérimaires ballotés de mission en mission lorsqu’ils parviennent à en trouver une. À mille lieues de là, la “startup nation” se prétend visionnaire en jouant avec les millions prêtés par des privilégiés à d’autres privilégiés, et les possédants et autres grandes fortunes, par ailleurs nombreux dans le secteur hôtelier, perpétuent le rôle parasitaire qu’occupait jadis la noblesse en passant d’une résidence secondaire à l’autre sans jamais mettre les mains dans le cambouis – ou les draps sales, ou la vaisselle.

“Nous, là où on travaille, il n’y a que des Africaines. Pour eux, on peut joindre les deux bouts avec les petites miettes qu’on nous donne. Voilà pourquoi, à un moment, tu accumules et il y a un ras le bol qui sort. Tu te dis ‘ou ça passe ou ça casse’, mais au moins, ma dignité, je veux l’avoir” : c’est par ces mots que Rachel Keke décrit aujourd’hui son combat auprès de France Info. Dignes, ces femmes de ménage en lutte le sont sans le moindre doute. De la dignité, elles en ont plus que n’en auront jamais les profiteurs encravatés qui considèrent les ressources humaines comme une simple variable d’ajustement tout en comptant leurs bonus en coulisses. Entre un groupe du CAC 40 qui précarise sans discernement sous prétexte d’externalisation, et ce groupe de femmes en lutte depuis bientôt deux ans dont les employeurs n’attendaient pourtant qu’un silence contraint, le courage a choisi son camp.

En parallèle de l’audience de conciliation et d’orientation du conseil de prud’hommes qui se tenait ce mercredi 7 avril, un rassemblement était organisé rue Louis Blanc (10ème arrondissement) pour soutenir Sylvie Kissima, Rachel Keke, et toutes les autres. Formalité juridique, cette réunion était l’occasion d’une rencontre entre les différentes parties : les femmes de chambre et leur avocat, et les représentants des groupes STN et Accor. D’après la CGT-HPE, qui appelle l’hôtelier à “négocier” et à “internaliser” les contrats de ces travailleuses, une audience de bureau de jugement, apte à rendre une décision, est fixée au 13 décembre prochain. “Il est temps que la justice nous écoute, qu’elle prenne nos revendications au sérieux“, a résumé la gouvernante ce mercredi devant une centaine de personnes venues soutenir ces femmes pionnières.

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Les femmes de ménage de l’hôtel Ibis Batignolles prennent la parole à l’occasion de la Journée internationale pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes du 25 novembre 2020 – Place de la République, Paris.
© Paris Lights Up

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