Une étonnante douceur s’est immiscée dans l’automne parisien. Parenthèse, tout comme il y a trois ans: répit d’avant les fêtes, les trottoirs verglacés et le règne du gris. Un temps pour les terrasses, un dernier verre encore, une ultime promenade sous le feuillage rouille.
Il est 11 heures déjà, on attend le cortège. Les rayons s’accentuent puis viennent bientôt baigner les toits du Bataclan. C’est devant sa silhouette, grave mais bigarrée, enjouée mais sépulcrale, qu’est installée la foule. Les familles, les amis, puis ces mêmes uniformes qui traversèrent la nuit du 13 novembre 2015 : celui du SAMU, des pompiers, des sauveteurs anonymes, de tous ceux qui conjurant l’abîme ne purent fermer les yeux.
Insignes, oreillettes et fusils : la police est là aussi, elle est même partout. Paris est habituée depuis ceux de Charlie, quelques mois plus tôt, à quelques pas de là. Accoudés aux balcons, les uniformes observent l’assemblée nombreuse et silencieuse pourtant. Silence : c’est le maître mot qu’ont souhaité les organisateurs pour cette dernière étape de l’hommage aux victimes, qui depuis le matin a sillonné la ville du Stade de France aux troquets du 11ème arrondissement.
Le quartier lui-même semble gagné par le silence : périmètre bouclé. Il y a trois ans, au même endroit, les sirènes enveloppaient la nuit de leurs inépuisables plaintes. Ce matin, on peut entendre le vent souffler entre les feuilles du boulevard Richard Lenoir. Une courte agitation se fait soudain tandis que de nouveaux uniformes viennent garnir le dispositif de sécurité. Voici les élus en écharpe, les membres du gouvernement, puis côte à côte, la maire de Paris et le Premier ministre qui rejoignent l’assistance. Pas de discours pourtant, respect de la volonté des proches des victimes. L’heure est encore au silence.

Seul vient l’interrompre l’énoncé des noms des 90 disparus du Bataclan. On en reconnaît certains : on a lu leur histoire il y a trois ans déjà, on sait leurs souvenirs conservés par ceux qui les aimaient. Minute de silence. Mme Hidalgo et M. Philippe se recueillent un instant et déposent un bouquet de fleurs tricolore devant la nouvelle plaque où s’inscrit désormais la centaine de noms. Une oeuvre mémorielle devrait relier dès l’an prochain la salle de concert au monument aux victimes situé juste en face, sous la promenade plantée.

“La cérémonie est désormais terminée,” annonce un haut-parleur. Le silence peut cesser pour un temps. On se retrouve, on s’embrasse, on se réconforte. La maire de Paris échange avec les administrés et les victimes que la tragédie a mis sur son chemin, tandis qu’on aperçoit aisément la longiligne silhouette du Premier ministre émerger de la foule alors qu’il salue les sauveteurs. Peu à peu les proches se détachent de l’assemblée, passent un barrage policier, puis disparaissent dans l’une des rues formant ce triste triangle. Dans le silence, tout a été dit.

Restée sur place après le départ du gouvernement, Anne Hidalgo s’écarte de l’assistance désormais clairsemée aux côtés du maire de Londres Sadiq Khan, venu témoigner de la solidarité de sa ville, elle aussi meurtrie par une nouvelle vague de terrorisme ces dernières années.
L’hommage se poursuit devant la mairie du 11ème, à 900 mètres de là. Les deux élus ont choisi de rejoindre cette dernière cérémonie à pied, parcourant la chaussée du boulevard Voltaire fermé pour l’occasion. Le soleil ne se cache plus et l’automne semble loin. Il y a trois ans, les sirènes et l’effroi résonnaient entre les belles façades haussmanniennes. Tout est si calme aujourd’hui.

Les édiles conversent en anglais en marchant d’un pas vif, entourés de leurs équipes et d’un inévitable essaim journalistique. Mme Hidalgo et M. Khan ont bien des choses en commun, à la tête des administrations de deux capitales cosmopolites et ouvertes sur le monde au cœur d’une Europe en plein repli identitaire. Ils partagent aussi le fait d’avoir vu leurs villes et leurs administrés grossièrement insultés par l’actuel président américain, comme à l’accoutumée à renforts de mensonges twittesques ou d’imitations obscènes.
Sadiq Khan, digne malgré l’affront, s’est même vu attaqué personnellement par celui qui de toute évidence ne supporte pas de voir des personnes au teint plus mat que le sien rencontrer le succès, qu’il soit personnel ou politique. On se demande ce que les deux maires peuvent s’en dire en privé ; le qualificatif de “dotard” pourrait en comparaison sembler léger pour décrire celui qui a eu la puérile impulsion d’insulter la France en ce jour de mémoire encore vive.

Les maires s’arrêtent un instant pour s’adresser aux caméras : “questions en anglais uniquement”, est-il précisé. Ils rappellent l’importance des liens et de l’amitié entre leurs deux villes – mais aussi, deux jours après le centenaire de la Première guerre mondiale, entre leurs deux pays. Après avoir salué le maire de l’arrondissement François Vauglin, ils rejoignent la scène dressée pour la cérémonie d’hommage. Les ministres ne sont plus là mais l’esplanade de la mairie, la place Léon Blum, est bien remplie. De ses binocles rondes, la statue de l’ancien Président du conseil scrute l’assemblée d’un œil curieux.
Cette fois-ci, plus de silence : les organisateurs ont souhaité célébrer en musique la mémoire des 130 vies fauchées il y a trois ans. La musique comme hymne à la vie. Un homme puis une femme se relaient sur scène entre les discours pour interpréter “With or Without You”, “Imagine”, “Stand by Me” et “Feeling Good”. Deux grands-mères se plaignent de cette anglophilie musicale, mais les artistes ont la voix claire et sonnent juste, à la hauteur de l’hommage. L’événement a été pensé par les organisations de victimes Life for Paris et 13onze15, dont les représentants disent sur scène toute leur émotion. Trois ans après la douleur est intacte : douleur du deuil, de l’impossible acceptation de l’inacceptable.
Le temps d’une critique est évoqué Jeff Koons, l’artiste ayant connu quelques errances éthiques en invoquant les attentats pour tenter de placer l’une de ses œuvres – un bouquet de ballons XXL – dans le paysage parisien. L’hommage se doit d’être rendu pour les victimes d’hier, par les victimes d’aujourd’hui. Pied de nez mémoriel : des centaines de ballons multicolores – et “biodégradables” – sont distribués dans les rangées de l’assemblée. Relâchés au signal des organisateurs, ils s’envolent en nuée d’hélium colorer le ciel de Paris.

Retour vers République, boulevard Voltaire encore. Parisiens et visiteurs viennent se souvenir, déposer quelques fleurs devant le Bataclan. Face à la nouvelle stèle apparaît M. Mélenchon, accompagné d’élus de la France insoumise tricolore en bandoulière. L’instant est solennel : ils étendent une couronne arborant les couleurs et la devise de la République, se recueillent un instant.

Le comité d’élus s’éloigne direction Oberkampf, M. Mélenchon entre dans un bistrot puis discute au comptoir. Il y a tout juste un mois, on y a sûrement diffusé le match entre la France et l’Allemagne en Ligue des Nations. Victoire 2-1, au Stade de France. À deux pas du Bataclan que les Parisiens remplissent de nouveau les soirs de concerts, la terrasse est pleine. C’est le 13 novembre aujourd’hui, et c’est sous un ciel bleu que l’on se souvient.